Le monde est soumis à une entreprise extraordinaire de dévastation. Il faut savoir traquer la beauté dans des interstices
À force de s'exercer, comme pour tout art martial ou activité physique, on finit par développer une facilité à capter ce que l'on cherche. Le merveilleux, ce n'est pas uniquement la beauté – évidemment lorsqu'on voit le soleil se coucher depuis un promontoire, c'est magnifique –, mais il faut qu'il y ait un peu plus que ça : du mystère, la rencontre de la minutie et de l'immensité océanique, éventuellement une très vieille présence humaine qui a incubé sa mémoire dans le site, un menhir, un dolmen, une chapelle, un calvaire, enfin une trace… Tout cela finit par composer une vision, un spectacle. Mais pour le voir, il faut se donner la peine d'aller le chercher.
Ce n'est pas donné à n'importe qui…
En effet, car le monde est soumis à une entreprise extraordinaire de dévastation. Pour des raisons que nous connaissons bien : nous sommes très nombreux, nous ne faisons plus allégeance à la beauté. Notre « progrès » nous a placés dans une possession d'objets qui fait de nous des dieux. Le téléphone portable avec sa lampe de poche intégrée, les briquets pour faire du feu, la possi bilité de se déplacer en avion… Nous avons plus de pouvoir opérationnel que les dieux de l'Olympe. Nous sommes des démiurges mythologiques, mais nous avons renoncé – car tout a un prix – à la beauté.
À lire aussiSylvain Tesson: «Éloge de l'arbre, frères humains, nous n'aurions jamais dû descendre!»
Vous parliez de mystère, mais y a-t-il encore de la place pour le mystère à l'époque de la globalisation et du tourisme de masse ?
Mes voyages me servent à prouver que précisément, oui. Le mystère existe encore. Il faut le chercher. Essayer de vivre le voyage comme on pouvait le vivre par exemple au début du XXe siècle est devenu en soi un motif pour voyager, une aventure. Tout le principe des voyages que je fais consiste à trouver des interstices me permettant d'échapper à l'énorme encerclement ou à l'emprise de l'industrialisation, de la massification, de l'accélération, ce que l'on pourrait nommer, pour aller vite, la modernité. Tout cela s'est fait en quelques décennies : reconstruction dans les années 1950, industrialisation de l'agriculture, décentralisation, etc. Lorsqu'on considère la campagne comme une surface agricole utilisable, puis quand on dit que cette surface agricole utilisable peut être constructible, puis lorsque le rêve américain du pavillon individuel se met là-dessus, puis lorsque sont lancées les tentatives jacobines parisiennes de l'administration centrale d'injecter de « l'activité » dans ce que ces gens appellent les « territoires », voici autant de preuves que nous sommes sortis de la consi dération de la beauté. La France, ce n'est pas « l'Hexagone », les bêtes, ce n'est pas la « biodiversité », la campagne, ce n'est pas les « territoires ».
Sylvain Tesson en pleine lecture : la bibliothèque de bord contient 50 livres de littérature celtique. Priscilla Telmon
Alors, tout est fichu ?
Non, il reste ces interstices que je parviens à trouver. J'habite l'un des quartiers parisiens les plus bruyants (le quartier piétonnier de Saint-Michel, NDLR) et les plus touristiques. Mais de chez moi, je ne vois que le ciel et la tour gothique de l'église Saint-Séverin. J'ai trouvé un interstice d'émerveillement. J'en trouverai d'autres.
Vous dites que, dans le fond, on ne sait pas grand-chose des Celtes sur la trace desquels vous êtes parti pour ce livre, que les historiens eux-mêmes se contredisent. Ils sont même devenus un fantasme pour l'extrême droite…
Il y a plusieurs plans de considération. Le premier est historique, l'autre linguistique, un autre fantasma gorique comme vous venez de le dire, qu'on peut même appeler idéologique, et le dernier qui est littéraire. Le plan historique, on le connaît bien et mal. On sait qu'il y a eu un mouvement de populations qui, pour résumer, couvrait une zone mitteleuropéenne, un triangle dont l'une des pointes serait la Bavière, l'autre la Hongrie et la dernière la frontière ukraino-polonaise. Mais les déplacements des populations humaines ressemblent au principe des boules de billard : va comme je te pousse. Au VIIe siècle avant J.-C., poussés par des étrangers ouralo-steppiques, ces peuples se dirigent vers la Gaule. Mais à un moment, il y a une falaise, c'est l'Atlantique. Ils s'arrêtent, ils prospèrent, et ensuite ils refluent sous un triple coup de boutoir : romain, chrétien, germanique.
Le XIIe siècle est fascinant : les cathédrales, les monastères, la chanson de geste, la chevalerie
D'invasions en christianisation, les Celtes finissent par disparaître et le coup de grâce est porté par les Vikings. Il y a une petite survivance linguistique en Irlande et dans quelques miettes d'îles. Ça s'arrête là. Pour le reste, on ne sait pas grand-chose. Ils n'écrivaient pas – on connaît juste les triskèles – donc les historiens ont spéculé. Et lorsque les historiens spéculent, il y a deux délires : celui, dangereux, de l'homme politique, et celui, positif, du poète. Dans la politique, l'histoire des Celtes a été utilisée : c'était une sorte de race idéale. Chez les poètes, cela a donné le néoceltisme de Walter Scott et de Victor Hugo qui, bien que fantasmé, est très beau. Au XIXe, la mythologie celte permettait d'arc-bouter toutes les thématiques que le romantisme portait en lui : l'exaltation de la nature et des peuples fantomatiques. Ce qui donne Hugo délirant sur les menhirs à Guernesey.
Face à la croix de Saint- Martin devant la cathédrale de l'abbaye de Iona, Écosse. Priscilla Telmon
C'est une période que vous chérissez ?
Celle que je préfère est bien plus ancienne et est celle qui m'intéresse le plus. C'est le moment qui représente le grand siècle, seul point de cristallisation de notre nostalgie européenne, le XIIe : les cathédrales, les monastères, la chanson de geste, la chevalerie, qui est tout de même une figure sublime – soldat et poète, aventurier et amant. Et c'est à cette époque qu'il y a la rencontre du christianisme et du paganisme forestier atlantique, qui se marient magnifiquement. Chrétien de Troyes et Geoffroy de Monmouth, le Français et l'Anglais, qui inventent non seulement le roman, mais une matière littéraire géniale avec Arthur, le Graal et les chevaliers de la Table ronde : le merveilleux. Ils se disent : « D'accord, il y a le dogme chrétien, mais nous n'allons pas pour autant brader notre extraordinaire peuple féerique. » Et cela débouche sur la geste arthurienne, extraordinaire.
C'est ce qui vous intéresse ?
Oui. Naturellement, les fées, comme phénomène surnaturel, je n'y crois pas, ça ne m'intéresse pas. Les Celtes, je n'ai pas la hauteur d'un historien pour prétendre en faire le tour. En revanche, le merveilleux, comme proposition littéraire, comme considération du monde, c'est ce que j'adore et c'est cela que je suis allé chercher.
En Écosse, sur la grande île des Orcades. Thomas Goisque
À travers les pays que vous avez parcourus, vous avez constaté une continuité ?
De la Galice aux Shetland, il y a une continuité évidemment biogéographique, le long d'un ruban : le ressac, la plage, le cordon de dunes, et une toute petite profondeur de quelques kilomètres qui après devient le pays. Si l'on reste sur ce ruban, on voit plus qu'une continuité, c'est la même patrie. Nos organes sensitifs ne sauront démêler si nous sommes sur une plage en Galice ou dans le nord de l'Écosse. En gros, c'est l'influence de l'iode sur un vieux socle granitique.
Et il n'y a plus de place pour la forêt ?
Il n'y a pas encore de place pour la forêt. Comme la mer attaque tout avec son flux et son reflux qui emporte la terre, pour qu'il y ait la forêt – et ce que je vais dire est une allégorie des civilisations –, c'est compliqué : lorsqu'il n'y a que du mouvement, pour qu'il y ait une forêt, donc une culture, il faut qu'il y ait un sol. Et pour qu'il y ait un sol, il faut des racines pour le retenir. Je suis étonné que les penseurs ne se servent pas davantage du principe de la dune comme allégorie politique.