Quand l'interprète de Et maintenant est mort, elle a tout perdu. Un père et un patron. C’était un 18 décembre, il y a 15 ans. A l’occasion de cet anniversaire, Emily Bécaud nous raconte Gilbert, l’homme intime et l’artiste inégalé.
Très tôt, elle a su qu’elle n’avait pas un papa comme les autres. Elle n’avait pas 2 ans quand elle l’a aperçu par la baie vitrée de leur appartement, au quarantième étage de la tour France à Puteaux, se balançant dans le vide, enfin plus exactement sur une plate-forme, soulevée par une grue, qui portait leur piano à queue. Durant l’ascension, Gilbert Bécaud n’a pas quitté son compagnon à touches (qui ne pouvait être acheminé chez eux autrement). Il a fait signe à sa petite Emily. « En dessous, les gens ressemblaient à des fourmis, nous raconte-t-elle, et devant moi, sur la nacelle, il y avait mon papa qui m’envoyait un baiser ! » La suite promettait de ne pas être triste. « J’ai eu une enfance extraordinaire. » Emily est la cinquième des 6 enfants du chanteur, disparu il y aura 15 ans ce 18 décembre. Mais la première de sa dernière union avec Kitty, ex-top-modèle américain rencontré en 1966.
De tous ses frères et sœurs, c’est Emily aujourd’hui, du haut de ses 44 ans, qui veille sur sa mémoire.Du haut aussi de sa légitimité professionnelle : Emily fut durant les 11 dernières années du chanteur sa régisseuse, « comprenez organisatrice, nounou, infirmière, psychologue », sourit-elle. Témoin privilégié d’un père au firmament, monstre sacré à l’instar des autres « B » (Brel, Barbara, Béart, Brassens), artiste mondialement reconnu qui assurait plus de deux cents récitals par an. Mais témoin aussi, vers la fin, d’un artiste dont les ventes de disques en France baissaient – « pas à l’étranger », modère Emily. Puis, d’un fumeur invétéré rongé par un cancer des poumons.
Nous rencontrons Emily à l’Olympia, « ma maison », souligne-t-elle. Presque, oui. Gilbert y fit 33 passages, dont celui, inoubliable, de février 1955, durant lequel les jeunes en transe, scotchés par l’énergie de ce « Monsieur 100 000 volts », ont cassé des centaines de fauteuils. Bécaud démodait Jean Sablon, révolutionnait la chanson. Sans lui, pas de Julien Clerc ni de Johnny Hallyday. Ses mélodies vitaminées ont eu la chance de croiser des paroliers de génie, comme Aznavour, Louis Amade, Pierre Delanoë. Cela a donné des trésors Et maintenant, Nathalie,L’orange,Je t’appartiens… sans cesse repris par les stars internationales.
« A part l’Afrique du Sud et quelques pays d’Asie, je crois que je suis allée partout avec lui », poursuit Emily. Pendant les vacances, soyons sérieux. Oh, ce n’est pas que l’école buissonnière lui aurait déplu… « Ma scolarité, c’était la galère », confie-t-elle. Emily avait à peine 3 ans quand ses parents se sont établis dans le Poitou. Souvenirs d’une fratrie réunie au bon air. D’un quotidien avec les premiers enfants de Gilbert – Gaya, Philippe et Anne, dont le chanteur avait la garde –, mais aussi des visites régulières de Jennifer, quatrième enfant née d’une brève relation avec Janet, la femme de Claude François.
Là-bas, en terre poitevine, Gilbert a commencé par faire construire une cabane – son refuge pour composer –, puis une grande maison au milieu des bois, avec lac, piscine et animaux. Emily y vit aujourd’hui avec ses 3 enfants, Max et les jumeaux, Will et Rhonda. Mais aussi avec sa mère Kitty, grand-mère active qui la seconde dans la gestion de ces 128 hectares. Chaque jour il faut nourrir daims, chevaux, chiens, chats… Petite, il y en avait moins, mais papa pratiquait déjà le cheval avec Emily et se perfectionnait au polo. Autant d’extravagances qui, au fin fond de la cambrousse, lui ont valu des jalousies.
« A l’école, on m’enviait et on me le faisait payer, se remémore la fille de Gilbert. Même le prof d’anglais ne supportait pas que je parle couramment américain… » Emily a tenu bon jusqu’au bac. Puis elle a suivi papa : « 11 ans d’éclate totale, avec l’équipe que j’ai toujours connue, une vraie famille ! »Quand son père meurt, s’ajoute à la peine la perte de son travail.« Je venais d’accoucher de Max, divorçais dans la foulée, et papa n’était plus là… J’ai pris un 38 tonnes dans la face », résume-t-elle. Elle a pu partager sa douleur avec ses quatre aînés, et avec Noï, « ma petite sœur », dit-elle fièrement. Emily avait dix-huit ans quand ses parents ont adopté Noï au Laos. « Un désir de maman, et de moi, confie-t-elle. Papa a accepté. »
C’est ce père tant aimé dont elle honore aujourd’hui la mémoire en réunissant 20 CD de ses chansons dans un coffret de prestige, Gilbert Bécaud : Anthologie 1953–2002 (Warner).Un papa très famille – une rareté chez les people, souligne Serge Lama dans Bécaud mon père, l’excellent documentaire que Marie-France Brière lui consacre (à voir sur France 3, à 23h15, le 27 décembre). Un père, dont elle dit avoir hérité « quelques voltages ».
Assez pour que brille à nouveau l’aura de l’immense Gilbert Bécaud.