ENTRETIEN - À l’occasion de la parution d’une biographie riche et émouvante de notre consœur Nathalie Simon, le comédien se confie sur sa vie, son œuvre, sa vision de la France et du monde qu’il voit changer... parfois avec chagrin.
« Acteur de compagnie ». Si l'expression fut usée pour vanter son étonnante popularité, Pierre Arditi s'avère être aussi un homme d'excellente compagnie. Quand on le retrouve dans une chambre de L'Hotel, rue des Beaux-Arts, à Paris, il nous attend, bon pied bon œil, pour évoquer Né pour jouer (Robert Laffont), dans lequel notre consœur du Figaro Nathalie Simon brosse avec subtilité un portrait riche et dense de l'homme et de l'artiste en s'appuyant sur les longues heures d'entretien qu'elle a eues avec lui, mais aussi de nombreux témoignages recueillis auprès de ses proches et partenaires de jeu.
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Quinze jours avant son retour sur les planches du Théâtre Hébertot où il jouera Le Prix, de Cyril Gely, avec Ludmila Mikael, pièce qu'il avait dû reporter à cause de ses pépins de santé, il nous parle avec une générosité folle du passé, du présent et de cet avenir pour lequel il multiplie les projets, comme jouer Le Père, de Florian Zeller ou finaliser ce récit avorté qui était une sorte de « compte rendu de [sa] manière de traverser la vie ». Tout un programme.
LE FIGARO.- Pourquoi avoir accepté le principe d'une biographie de vous, avec votre participation active ?
PIERRE ARDITI.- C'est la première. Et la dernière, évidemment. Je n'en suis pas à l'origine, c'est Nathalie Simon qui me l'a demandé. Comme j'avais aimé sa biographie de Daniel Auteuil, je lui ai dit : « Si vraiment cela vous amuse, faisons-la ! » Nous nous sommes rencontrés régulièrement et je l'ai laissé délirer sur ce que je suis.
Étant un homme qui se livre facilement, j'ai raconté certaines choses auxquelles je suis attaché et d'autres dont je n'aime pas forcément me rappeler. C'était à la fois agréable, car je suis bêtement nostalgique, et désagréable car à partir d'un certain moment, ce qu'il nous reste à vivre, c'est ce que nous avons vécu.
Un acteur étant la somme de tout ce qu'il a vécu, est-ce plus facile de vieillir quand on exerce votre métier ?
Rien n'est facile quand on vieillit. Le seul avantage, en tant qu'acteur, c'est de pouvoir entrer dans un autre répertoire, une tessiture différente et incarner de nouveaux rôles. Je jouerai jusqu'à mon dernier souffle car c'est mon oxygène. Or, les comédiens se trimballant tous avec une valise, avec les années, elle devient plus pleine.
Alors que la majeure partie de mes congénères s'ingénient à enfouir leurs perversités naturelles, leurs contradictions ou tout un tas de choses inavouables, je les utilise comme matériau de base. Et avec l'âge, j'ai moins de pudeur à m'en servir. Voilà pourquoi les vrais acteurs sont infréquentables.
En tant qu'acteur stanislavskien (je rappelle que Stanislavski a été le metteur en scène de Tchekhov et un précurseur de l'Actors Studio), j'ai fait de son mantra « Use it », ma manière d'avancer dans le métier — et dans la vie. Alors que la majeure partie de mes congénères s'ingénient à enfouir leurs perversités naturelles, leurs contradictions ou tout un tas de choses inavouables, je les utilise comme matériau de base. Et avec l'âge, j'ai moins de pudeur à m'en servir. Voilà pourquoi les vrais acteurs sont infréquentables. Ce sont des pervers absolus — s'ils ne le sont pas, il leur manque une case.
Ne croyez-vous donc pas, comme Diderot, au dédoublement de l'acteur ?
Non, je ne suis jamais aussi peu masqué que quand je joue. On joue indéfiniment des petits morceaux de soi qu'on met au service d'un autre dont on ignorait tout, mais qui s'avère toujours être un cousin éloigné. Voilà pourquoi je passe ma vie à réenterrer mon père et ma mère lorsqu'il faut que je me déchire l'âme. Le risque, avec cette méthode, c'est que ça tourne au psychodrame : si mes larmes ne deviennent pas celles de mon personnage, ça n'a aucun intérêt.
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À 37 ans, ne sachant pas comment j'allais jouer une forte scène d'émotion de Pa, la pièce de Hugh Leonard dans laquelle Georges Wilson m'avait mis en scène, j'avais pris l'habitude de boire un demi-litre d'alcool de poire avant de monter sur scène pour vaincre la peur et l'autre moitié de la bouteille à la fin pour me réconforter de l'avoir jouée. Mais un beau jour j'ai dit : « Ça suffit ! Si tu n'es pas foutu de jouer cela sans l'alcool, arrête le métier ». Cela a été comme un écho libérateur : je ne délègue plus quelque chose qui doit venir de moi. Ce n'est pas de la vanité, c'est de l'orgueil.
Confucius disait « choisissez un travail que vous aimez et vous n'aurez plus à travailler un seul jour de votre vie » . Avez-vous le sentiment de n'avoir jamais travaillé ?
Les comédiens sont comme les prestidigitateurs, ils sont épatants à condition qu'on ne voie pas comment ils font. Si par malheur vous voyez l'astuce, c'est toujours décevant. Mais jouer, c'est comprendre et comprendre, c'est maîtriser. Si l'on doit attendre l'instinct, que se passe-t-il le jour où il ne vient pas ? Un écrivain n'attend pas l'inspiration pour se mettre à sa table.
Il y a deux catégories d'acteurs : ceux qui exercent ce métier pour se perdre — ou du moins, ne pas être confrontés à la réalité du monde dans lequel ils vivent — et ceux qui l'exercent pour se trouver. J'appartiens à ces derniers.
Être acteur, c'est du travail, mais la récompense est telle quand on touche du doigt cet autre qui n'est que soi, qu'on oublie qu'on a sué. Il y a deux catégories d'acteurs : ceux qui exercent ce métier pour se perdre — ou du moins, ne pas être confrontés à la réalité du monde dans lequel ils vivent — et ceux qui l'exercent pour se trouver. J'appartiens à ces derniers. Et depuis quatre-vingts ans, j'approfondis ma vie en jouant.
Certains vous taxent d'« acteur de compagnie ». Quand avez-vous pris conscience que vous étiez populaire ?
Les premières années de ma carrière, lorsque j'entrais en scène, j'avais les jambes flageolantes et je craignais que le public me jette des tomates. Par peur, j'ai passé de longues années à imiter ceux que j'admirais — Pierre Brasseur, Claude Rich, Bernard Noël et d'autres. Je suis toujours resté très critique à mon égard — ce qui était parfois injuste vis-à-vis de moi-même, d'ailleurs — mais en avançant dans le temps, les gens m'ont fait savoir qu'ils m'aimaient bien. Être un acteur populaire est une distinction dont je suis fier parce que c'est très difficile à obtenir. Aujourd'hui, je n'ai plus peur du public mais de moi car lorsque les gens viennent me voir, je me demande si je vais être à la hauteur de leurs attentes.
Vous n'avez jamais appartenu à aucune chapelle. Est-ce le fruit d'une lutte ou un coup de chance ?
Une chance. Je viens du théâtre public puisque j'ai débuté aux côtés de Marcel Maréchal avant de travailler avec Pierre Debauche, Gabriel Garran ou Didier Bezace, qui est devenu un vrai compagnon de route, et n'ai jamais cessé de passer entre public et privé. Je pourrais faire mienne cette phrase que Laurent Terzieff a dite un jour aux Molière : « Le théâtre, ce n'est pas ceci ou cela, c'est ceci et cela. »
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Cette guerre est absurde et rétrécit la possibilité de regarder le monde. Quand je fais du théâtre, c'est pour embrasser le monde. C'est pourquoi, j'ai emmené presque toutes mes pièces en tournée. Je dois cela à Bernard Blier qui m'avait dit un jour : « Paris, c'est 100 représentations devant un public blasé qui voit tout. Alors que si vous vous déplacez en province, les gens vous accueilleront comme le Messie et vous resteront fidèles. »
Partir en tournée, c'est aussi voir la France telle qu'elle est. Quel regard portez-vous sur notre pays ?
Mon père, qui était peintre, m'a appris à regarder le monde. Or, ce que je vois aujourd'hui n'est pas emballant. En politique, il y a des honnêtes hommes, mais l'égocentrisme semble être au centre de tout. Et, dans cette période mouvementée, je n'aime pas voir des gens qui se nourrissent de ces tourments en faisant des alliances contre-nature, en particulier des gens de ma sensibilité.
Que signifie être un homme de gauche aujourd'hui ?
La mode consiste à dire que la gauche a disparu, mais je ne le crois pas. Une certaine gauche est redevenue silencieuse et je le regrette. Mais quand on dit sociale-démocratie comme la pire des injures, je ne comprends pas : ne faut-il pas être social et démocrate ? Faudrait-il casser, démolir et ne rien proposer en échange ? Ce n'est pas raisonnable.
J'ai connu une gauche plus créatrice, plus inventive, plus diverse et pourtant, ses membres étaient entre eux plus solidaires. Mais si vous me demandez si je suis toujours un homme de gauche, la réponse est oui !
J'ai l'impression que parfois, en politique, ça flotte un peu dans les costards. Je ne dirais pas que c'était mieux avant… Quoique. J'ai connu une gauche plus créatrice, plus inventive, plus diverse et pourtant, ses membres étaient entre eux plus solidaires. Mais si vous me demandez si je suis toujours un homme de gauche, la réponse est oui ! À près de 80 ans, j'ai encore des illusions.
Avez-vous confiance en la jeune génération ?
Je me souviens trop bien de ma propre adolescence pour avoir confiance en cet âge-là. Les gens de la génération antérieure nous trouvaient futiles, peu intéressants, pas seulement parce que nous portions un regard différent sur le monde, mais parce qu'on avait besoin de vivre les choses différemment d'eux. Donc, j'observe le bateau partir en agitant mon mouchoir et je me garde bien de juger.
«Inclure les femmes dans ma vie est donc instinctif chez moi depuis toujours» explique Pierre Arditi Philippe Quaisse pour Le Figaro Magazine
Certaines modes vous agacent malgré tout…
Il y en a quelques-unes, en effet. Le wokisme m'emmerde et l'écriture inclusive, c'est une connerie. Moi, je ne suis pas soupçonnable, je dois tout aux femmes ! Je dis toujours : « Mon père a façonné l'acteur mais ma mère a fait l'homme. » Et comme j'ai eu la chance de traverser la vie d'un certain nombre de femmes bien plus intéressantes, sentimentales, lucides, romantiques, aimables que moi, je peux dire qu'elles m'ont fait toucher du doigt mes lâchetés, mon manque d'ambition, tout ce qui a fini par me fabriquer moi-même.
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Inclure les femmes dans ma vie est donc instinctif chez moi depuis toujours. Mais l'écriture… Ça ne leur retire rien de mettre un pluriel au masculin quand il y a les deux genres. Elles n'ont pas besoin de ça. D'ailleurs, elles savent très bien se soulever quand les hommes se comportent mal avec elles et je les soutiens entièrement. L'homme n'est pas un être suprême à qui tout est permis.
Qu'avez-vous ressenti lorsque Nicolas Bedos qui vous a dirigé dans deux films et la série « Alphonse » a été condamné pour agressions sexuelles ?
Je suis triste qu'il soit en difficulté car c'est un ami cher. Je n'imagine pas Nicolas agresser sexuellement quelqu'un, mais je n'étais pas là, je n'ai pas vu, je ne sais pas. Ce qui est sûr, c'est que j'ai un attachement personnel pour lui car j'adorais son père. Or, il y a des moments où il me regarde comme un père et moi je le regarde comme un fils qui me serait arrivé sur le tard. Pour tout cela, je ne le lâcherai pas.
Vous êtes d'origine juive et avez souvent abordé la question de l'antisémitisme au théâtre. Vous sentez-vous intimement touché par le conflit israélo-palestinien ?
Oui et je pense sincèrement que ces deux peuples ne méritent pas ce malheur-là. Ce qui s'est passé le 7 octobre est obscène et ce qu'il se passe à Gaza est obscène aussi. À quel moment, ces deux peuples antagonistes vont-ils comprendre qu'ils n'ont pas d'autre choix que de s'entendre ? Ils ont tous deux le droit d'avoir une vie possible. On parle toujours des deux États, mais ça n'a pas lieu malheureusement. Je n'en condamne aucun et je pleure sur les deux.
Êtes-vous croyant ?
Non. Je suis athée. Mystique, mais athée tout de même. Néanmoins, j'ai toujours eu l'impression qu'un jour, je croiserai mes parents à l'angle d'une rue et qu'ils me feront un petit signe pour me signaler de leur présence avant de redisparaître. Mais je ne crois pas à l'au-delà même si cela semble étrange qu'il n'y ait plus rien après.
En tant qu'acteur populaire, votre nom restera gravé, au moins.
Pensez-vous ! Si vous parlez de Gérard Philipe à la jeune génération, personne ne sait qui c'est. La plupart des acteurs qui ont fait vibrer les gens de mon âge comme Brasseur, Bouquet, Piccoli, Jouvet ou Michel Simon tombent dans l'oubli. Alors moi, vous pensez… Je ne suis pas assez balèze pour qu'on se souvienne de mon nom. Pour cela, il faut écrire, peindre, composer de la musique. Les acteurs, c'est bien sur le moment, mais ça ne traverse pas les siècles.
Que pensez-vous de cette image de séducteur qui reste attachée à votre nom ?
Ça me fait rire d'avoir été considéré comme tel après avoir joué un paquet d'hommes trompés ! Je n'ai jamais aimé ni ma tête ni ma voix car lorsque j'étais jeune, je voulais ressembler à Alain Delon. Mais le théâtre m'a permis de prendre un peu plus d'assurance, et les femmes m'ont fait l'honneur et le bonheur de me trouver de temps en temps à leur goût. Cela m'a donné des ailes.
Parmi elles, il y a eu Barbara…
Je n'en parle pas beaucoup, mais c'était une histoire aussi brève que marquante. Je l'avais rencontrée chez une amie, nous avons eu un coup de foudre réciproque et on est repartis ensemble. Elle était à la fois drôle, enfantine, mystérieuse, romantique, fatale. Elle ne dormait pas car elle avait, comme moi, le sentiment que c'était une perte de temps.
Quand on a la chance de croiser une femme comme elle dans sa vie, c'est précieux. Je ne l'ai jamais oubliée.
Je l'avais appelée Lili Bonaparte car elle ressemblait à la fois à l'espiègle Lili et à Bonaparte sur le pont d'Arcole. Ce surnom lui avait bien plu mais je ne sais pas si Lily Passion, le nom qu'elle avait donné à sa comédie musicale, venait de là. Quand on a la chance de croiser une femme comme elle dans sa vie, c'est précieux. Je ne l'ai jamais oubliée.
La vie, ce n'est pas comme à la Caisse d'épargne : quand on économise, on ne vous sert pas d'intérêt à l'arrivée. Il faut profiter, voilà pourquoi à 80 ans, je consomme la vie avec rage.
Peut-on dire que vous avez l'âge de la sagesse ?
Avec l'âge, j'ai fait le tri des choses qui ne m'intéressent plus, des broutilles et des billevesées. Je ne dirais pas que j'aspire à plus de profondeur — comme Paul Valéry, je déteste ce mot —, mais en vieillissant, on en connaît le prix. La vie, ce n'est pas comme à la Caisse d'épargne : quand on économise, on ne vous sert pas d'intérêt à l'arrivée. Il faut profiter, voilà pourquoi à 80 ans, je consomme la vie avec rage.
Couverture Robert Laffont
« Né pour jouer. Ses vérités » de Nathalie Simon avec Pierre Arditi, Robert Laffont, 448 p., 22,50 €.
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