Les mirages de la génération image
Ceux de ma génération, ont peut-être gardé en mémoire la première interview télé par l?inégalée Denise Glaser, du jeune Serge Gainsbourg, venu interpréter son succès du moment, « le poinçonneur des Lilas ». Dandy en diable, corseté dans son costume à raies croisé très haut, il balbutiait des réponses laconiques, l?ombre d?un sourire au coin de ses lèvres pincées, replié derrière l?écran de fumée d?une cigarette qu?il tenait déjà, avec cette élégance androgyne qui l?accompagna toute sa vie. Qui aurait parié à l?époque, que des années plus tard, sous l?emprise de quelque substance désinhibitrice, il se distinguerait sur le même écran, en faisant en direct, affalé sur un canapé, des déclarations obscènes à la toute jeune Whitney Houston. Son image pourrait paraître s?être totalement distordue. Il n?est pourtant pas certain que la distance entre les deux soit si grande. Si les succès de « Gainsbarre » ne sont jamais venus tout à fait à bout de la réserve de Lucien Ginzburg, Gainsbourg l?artiste, est resté toute sa vie, un dandy, impertinent, distancié, à l?élégance très personnelle. Associé à la cigarette devenue canaille sur un plateau télé, son costume médiatique était désormais, un laisser aller étudié, conforme à l?air du temps: une barbe de quelques jours, un jean un peu douteux et une chemise fripée. Celui dont tout le monde parle aujourd?hui avec déférence, était dés l?époque de cette première télé, un artiste insolite, à l?univers décalé, qui cherchait déjà, à déstabiliser la routine installée de l?animateur qui lui faisait face. Il s?affichait d?une excentricité qui le mettait à part, aussi bien de la scène yéyé en vogue à l?époque, que des chanteurs à textes en pantalons de velours côtelé, façon Brassens ou Ferrat. Il lui fallût cependant des années de vie publique, pour se dépouiller progressivement des oripeaux inutiles de cette première image, et trouver l?apparence capable d?abriter au mieux sa personnalité, et lui permettre d?affronter les projecteurs, réels ou figurés, qu?implique la vie d?artiste. Il n?avait plus besoin d?appuyer son excentricité d?un costume guindé, le jean étant devenu l?uniforme de toute une génération ; il était désormais suffisamment confiant, pour être certain d?imposer sa modernité, certain d?être reconnu et aimé pour elle, sans malentendu.
Une longue silhouette noire, un trait de eye-liner, une coiffure courte qui traversa les modes, à peine modifiée et renforçait cette impression de parenté avec l?aigle de sa chanson, composent le personnage que Barbara a imprimé sur la rétine de nos souvenirs. Ses chansons empreintes de lyrisme, de nostalgie, de mélancolie nous projettent dans un univers de passion, où chaque pause respire le mystère et l?émotion affleure à chaque mot, malgré la distance volontairement marquée : dans son répertoire, les sentiments, jamais nommés, sont restitués, de façon tantôt minutieuse, tantôt elliptique mais toujours avec une intensité incandescente. Elle fût pour une génération, l?interprète des tourments de l?âme comme Nirvana le fût pour une autre, quand les yéyés ou le rock and roll nourrissaient son énergie et sa joie de vivre. Barbara dans le privé, fût-elle pour autant une prêtresse du désespoir ? Brialy, qui ne manquât jamais d?amis, clame qu?elle fût la femme la plus drôle qu?il ait jamais connue. Pourtant cette facette de son caractère ne transparaît ni dans son répertoire, ni dans l?image qu?elle a projetée d?elle. Sur scène, ses transitions transpiraient l?intelligence, l?autorité et l?esprit, tandis qu?à la première note l?émotion électrisait la salle, comblant brutalement la distance de la scène à la salle. Son « image » ne rendait donc pas compte de la totalité de sa personnalité. Elle a projeté un personnage public distant, tragique et fascinant, mais gardé la drôlerie et l?humour pour sa vie privée. Doit-on pour autant le regretter?
Mathieu Chedid a créé le personnage de M, en s?affublant d?une coiffure à cornes et d?un costume improbable pour trouver en lui, la liberté de se produire sur une scène devant un public d?inconnus. Se tournant lui-même en dérision, il coupe ainsi court, aux moqueries des spectateurs et démange leur indifférence. Le personnage M, appelle sourires et sympathie, donc l?indulgence avant même de livrer le travail de Mathieu, une part de son moi intime. Son « image » est ainsi son meilleur bouclier et l?autorise à faire de la scène, son lieu d?exutoire. Le déguisement lui a permis de résoudre rapidement son problème d?image. Mais dans le même temps, il a accepté d?emblée, de se couper du spectateur incapable d?aller au-delà de cette image caricaturale : sa démarche inclut la certitude que tout le monde ne reconnaîtra pas son talent, tout le monde ne l?entendra pas, tout le monde ne l?aimera pas. Il n?est pas certain cependant que ce raccourci l?accompagne toute sa vie ; qu?à cinquante ans, il ait toujours le c?ur à se travestir en personnage de BD.
Ainsi l?image d?un artiste voile et dévoile ; elle révèle, jamais elle ne calque.
De tout temps, tout artiste a toujours projeté une « image », sécrété un personnage plus ou moins complexe et fidèle à sa personnalité. L?adéquation de l?image projetée avec l?univers artistique nous donne l?illusion que ce personnage est naturel, spontané, sincère, vrai. Son naturel tient en réalité du mirage. Sa spontanéité s?abrite derrière le costume ou la pose. Sa sincérité s?appuie sur l?expérience pour trier ce qu?il peut confier et ce qu?il doit soigneusement garder par devers lui. Si le personnage ne ment pas, sa vérité est malgré tout tronquée. Plus il a de « métier » et mieux l?artiste nous fait oublier l?artifice de son personnage.
Quoiqu?il en soit l?image d?un artiste est bien davantage qu?un problème de marketing, comme les dérives de l?époque tendraient à nous en convaincre ; elle est surtout une nécessité psychologique pour s?offrir à l?amour d?un public et donc à sa détestation éventuelle.
En ce domaine, Nolwenn, s?étant offerte innocemment à un très large public avant même d?avoir pris conscience de l?image qu?elle allait projeter, s?est trouvée d?emblée, confrontée à une série de handicaps liés à son parcours. D?une part la production de l?émission, ses stylistes et les reprises interprétées, a donné corps à une première image, encore floue mais déjà polluée par son association avec le mercantilisme de la chaîne et de l?émission. D?autre part, transplantée dans cet univers artificiel (fausse académie, faux château, vraies paillettes), la jeune aspirante au métier d?artiste nous est apparue « non soluble » dans ses petits camarades et les critères de la real tv. Refusant obstinément de se laisser aller à la moindre amourette, ou aux confidences trop intimes, tel un bloc de granit imperméable aux circonstances, elle s?est arc-boutée sur ce qu?elle pensait maîtriser : sa voix. Tenace, courageuse (froide et insensible jugeaient ses détracteurs), elle a fait front à l?animosité ambiante grandissante, sans jamais exposer ses fêlures, refusant de se laisser aller aux torrents de larmes qui font fondre le spectateur. Au centre de l?arène du show hebdomadaire, travestie à la sauce de la saison, on a vu son corps rétif aux costumes successifs, se figer en postures gênées. Empêtrée de ce corps qu?elle n?arrivait pas (ou plus) à habiter, Nolwenn semblait se concentrer toute entière dans sa voix au timbre si troublant. Moins elle comprenait les codes du cirque télévisuel qui l?entourait, plus elle balançait dans sa voix l?énergie et l?émotion qui l?habitaient, retirant de son corps toute vie, jusqu?à lui donner des apparences de statue mal articulée. Isolée par l?incompréhension (la paranoïa ?) et l?ambition des autres, sa mise à l?écart a renforcé l?image d?une jeune fille mûre pour son âge, différente, solitaire, mélancolique, pudique pour ceux qui se sont attachés au personnage, froide pour ceux qui l?ont détesté.
*** Message ?dit? par Krystyn le 21/09/2006 13:08 ***