Le blues des lolitas
Par CLÉMENT GHYS
Une fois leur adolescence et leur succès passés, quelques jeunes chanteuses, comme Jenifer ou Alizée, ont changé leur image et sorti des albums exigeants. Avec plus ou moins de réussite auprès
du public. Description d’un phénomène.
Un tantinet pervers mais plutôt clairvoyant, Serge Gainsbourg faisait chanter, en 1965, à une toute jeune France Gall, ces mots acidulés et cruels: «Chante, danse Baby pop/Comme si demain Baby pop/Ne devait jamais Baby pop/Jamais revenir (…) Un jour ou l’autre c’est obligé/ Tu seras une pauvre gosse/Seule et abandonnée.»
Si la petite blonde alors nattée a connu par la suite une carrière flamboyante, le génial musicien pointait du doigt le difficile passage à l’âge adulte des lolitas de la musique. Cinquante ans après, la question est toujours d’actualité, avec, pourtant, une nouveauté.
Pour marquer la fin de leur adolescence passée sur les plateaux des hit-parades et des émissions de divertissement du samedi soir, les ex-jeunes chanteuses d’aujourd’hui (Alizée, Jenifer, élodie Frégé, Lorie ou encore Nolwenn Leroy) délaissent leur étiquette «mainstream» pour s’acoquiner avec des producteurs et auteurs indés et branchés. Le résultat? Des albums, parfois aboutis ou novateurs, parfois ratés, qui rencontrent à peine un succès d’estime et se soldent par des échecs (relatifs) dans les bacs.
L’heure des choix des poupées de son
Mais qui sont ces chanteuses? Des filles tombées dans la marmite de la soupe musicale quand elles étaient petites, enchaînant les castings et les télé-crochets, entourées par des parents qui remplissent souvent tous les rôles, dont celui de manager. D’emblée, on les considère comme des singes savants, destinés à appâter un public à la fois adolescent et adulte. «Elles sont dans un perpétuel décalage, estime Jean-Louis Gérard, journaliste et auteur de documentaires. Ce sont évidemment des enfants mais elles jonglent avec des plannings qui ne sont pas de leur âge. Quand on les rencontre, on voit qu’elles ont des goûts d’adultes. Par exemple, Priscilla, toute petite, avait une vraie connaissance de la musique soul. »
Une fois la jeune fille repérée, la machinerie des agents et producteurs s’emballe. Elle est associée à un tube (Toujours pas d’amour pour Priscilla, Au soleil pour Jenifer, Je serai… pour Lorie ou Moi… Lolita pour Alizée) qui se vend par palettes entières. Mais au bout de quelques années pendant lesquelles la chanteuse a été résumée à un gimmick musical, le soufflé retombe.
D’autres donzelles sont passées par là, le public a grandi et vient l’heure des choix. Tout arrêter? Continuer à chanter des mélodies sirupeuses à un public qui vous considère comme «vieille»? Ou essayer d’assumer son âge et ses envies? C’est là que la sphère indé intervient.
Guillaume De Maria, du groupe parisien électro Chateau Marmont, évoque sa collaboration avec Alizée pour l’album Une enfant du siècle: «C’était un concours de circonstances, elle voulait travailler avec des musiciens de notre label d’alors, Institubes, et nous, ça nous intéressait de nous frotter à une personne mainstream, reconnaissable par tous.» Ils ont en tête la collaboration entre Madonna et le musicien Mirwais (ex-Taxi Girl) pour l’album American Life, soit l’alliance entre l’entertainment et l’underground.
«On a eu carte blanche, aucune limite, ajoute-t-il, c’était une véritable émulation collective, totalement décomplexée. Nous étions très enthousiastes, et pour elle c’était un univers complètement nouveau.» Ainsi les lolitas apprennent à chanter des mélodies plus sombres, plus ironiques. Alizée rend hommage à Edie Sedgwick, enfant perdue du New York des sixties, Jenifer avoue son goût pour la clope et la vodka, et Nolwenn Leroy se moque de son statut de vedette de télé-réalité dans un morceau signé Laurent Voulzy.
Ces jeunes filles s’idéalisent en vedettes pop, façon Elli Medeiros des années 80, et les producteurs/auteurs se rêvent en nouveaux Jacno, en faiseurs de tubes gratifiés de l’étiquette d’icône underground. Jean-Louis Gérard estime que toutes ces désormais jeunes femmes veulent «suivre le modèle de Vanessa Paradis, qui a débuté avec Joe le taxi et qui suit une carrière impeccable, artistiquement et commercialement». S’agissant de pop, l’aspect lucratif n’est jamais absent, Guilaume De Maria ajoute: «Quoi qu’il arrive, on savait que ça allait se vendre! D’où notre déception par la suite.»
Problème: le jeu de la séduction
A l’époque de la sortie de l’album d’Alizée, la machine se remet en marche. Les attachées de presse bombardent les rédactions de CD promotionnels marqués de slogans du type «L’ex-lolita a mûri». Des consultants et stylistes dessinent une nouvelle image à la jeune femme. Mais peu de crédit est accordé à l’album, et il n’y a eu quasiment aucune chronique des disques d’Alizée (à noter un portrait paru dans Next d’avril 2010), et plus largement de Jenifer ou d’Elodie Frégé.
Selon Jean-Louis Gérard, «dans le cas d’Une enfant du siècle, c’était presque honteux d’oser dire qu’on l’appréciait.» Didier Varrod, journaliste musical à France Inter, voit dans l’album d’Alizée «une recette très alléchante sur le papier, mais qui n’a pas pris, la chanteuse n’ayant pas dépassé le rôle qu’on lui connaissait». Ainsi les ex-lolitas se retrouvent face à une équation compliquée: comment séduire de nouveau le grand public avec des chansons plus marginales?
Jean-Louis Gérard estime que «la plus grande difficulté est d’arriver à ouvrir le champ en gardant toujours l’idée que l’on part d’une base populaire, qui achète des disques dans les hypermarchés… En France, un tournant à 360 degrés n’est pas possible». D’où la froideur de l’accueil réservé au relooking de Lorie, ancienne idole ado au look de participante aux JMJ, et aujourd’hui «marketée» comme un sex-symbol.
Ou à celui de l’album de Jenifer, Appelle-moi Jen, dont Jean-Louis Gérard note avec humour «qu’on est passé de chansons de la gagnante de la Star Ac 1 qui disait qu’elle voulait aller “au soleil” à des morceaux où les paroles sont “ ils pissent partout et s’en vont” ». Public perdu, marché en pleine crise du disque, et proposition musicale en décalage: les ventes des albums ne décollent pas.
Entre indépendance et variété
La question n’est pas qu’une simple histoire de promotion, de chanteuses kleenex et de ventes d’albums, mais bel et bien un enjeu culturel. Ces flops relatifs sont la preuve que l’indé se distille toujours rarement dans le «mainstream». A propos d’Une enfant du siècle d’Alizée, Guillaume De Maria avance l’idée qu’«aux Etats-Unis, un virage artistique de ce type aurait été accueilli différemment».
L’exemple de Justin Timberlake est frappant. Ancien gamin-star du Mickey Mouse Club (avec Ryan Gosling, Britney Spears et Christina Aguilera), le jeune homme a modifié son image au point d’incarner, avec l’album Future-Sex/LoveSounds une forme de dandysme moderne, jusqu’à apparaître au cinéma (chez David Fincher notamment). Mais Jean-Louis Gérard se dit «pessimiste quant aux oreilles françaises».
Le genre qu’est la variété interdirait aux artistes qui en sont issus toute incursion vers la pop. Plus tempéré, Didier Varrod estime que «dans certains cas précis, comme celui d’Etienne Daho, l’alliance des deux domaines peut mener à d’immenses succès commerciaux, critiques et artistiques… Et Olivia Ruiz montre que l’on peut s’affranchir d’une étiquette».
Il rappelle que Nolwenn Leroy, avant de connaître l’immense succès de Bretonne, avait connu un échec cuisant avec Le Cheshire Cat & Moi: «Un excellent album, qui lui a donné une légitimité, une respectabilité pour la suite.» Comme si, au fond, les poupées de son vivaient ces flops comme des chagrins d’amour, douloureux sur le moment mais nécessaires pour aller de l’avant. La jeune Alizée est actuellement en train d’enregistrer un autre album avec la crème de l’électro, preuve que dans la pop rien n’est jamais fichu.
Et les garçons?
Le mot «lolita» n’a pas d’équivalent masculin, les jeunes chanteurs ne représentant jamais des objets, «au sens malléable du terme», de fantasmes. Ainsi, nombreux sont les exemples de garçons qui, une fois le vent de leurs tubes passé, sont tombés aux oubliettes, sans aucun espoir d’un retour ou d’une reconversion indé (Billy Crawford, remember?).
Ces dernières années, seul l’inénarrable Matt Pokora a connu une expérience similaire à celles de ses consœurs. Son album MP3, dont quelques titres avaient été produits par le célèbre Timbaland, et qui devait l’introniser Justin Timberlake français, n’a pas
eu l’effet escompté, et ses ventes n’ont été dopées que grâce à un partenariat avec une marque de téléphone.
Les filles en chiffres
«Nous ne communiquons pas sur ce sujet.» «La comptabilisation n’est pas encore terminée.» C’est ce qu’on entend lorsque l’on demande aux labels les chiffres exacts des ventes. Voici en tout cas des estimations du nombre d’exemplaires vendus et de l’évolution des ventes estimées de trois ex-chanteuses pour adolescent(e)s.
Alizée: Gourmandises, 1 300 000, Mes courants électriques 400 000, Psychédélices 50 000, Une enfant du siècle 12 000.
Lorie: Près de toi 940 000, Tendrement 1 000 000, Attitude 600 000, Rester la même 460 000, 2lor en moi? 120 000, Regarde-moi 8 000.
Jenifer : Jenifer 1 000 000, Le Passage 600 000, Lunatique 300 000, Appelle-moi Jen 100 000.
http://next.liberation.fr/musique/01012392034-le-blues-des-lolitas